Theorie/Theory

 

 

 


 

Commentaires à brûle-pourpoint de l'article de Manuel de Diéguez "Langue, culture et civilisation", (in lemonde.fr 02-08-03)*

(Avec un clin d'œil au Ludwig Wittgenstein " seconde manière ")

 

Cet article n'est pas schizophrène au sens médical du terme. Il relève plutôt de ce qui est contenu dans le terme bas latin " duplicitas " . D'une part on affirme que le " génie " maltraite " le " langage et, d'autre part, on affirme la nécessité de préserver la " pureté " des langues (ici l'allemand ") pour favoriser l'éclosion du génie " allemand " . On voit bien de quoi il s'agit : ce n'est pas " le " génie en soi qui est en cause, quelle que soit par ailleurs la définition que l'on est prêt à donner à ce terme, mais bien " un " génie particulier, celui que l'on pourrait éventuellement cultiver en imposant " un " allemand bien spécifique, non pas celui de ses aristocraties historiques et de ses peuples mais celui artificiellement forgé pour faire éclore ce génie particulier d'une " aristocratie " auto-désignée se donnant pour mission le " retour " sonore à une société de caste. Lamentable histoire culturelle, s'il en fut jamais. Histoire philosophique ? Définitivement, non. Provocation visant la création artificielle d'un débat à piloter à distance? Cela ne surprendrait guère. Mais enjeu d'une lutte de classe de plus en plus acérée, certainement.  

 

En apparence M. Diéguez dit ceci : la langue et la culture constituent le terreau du " génie " des peuples. Certains connaissent un développement historique plus poussé que d'autres. La détérioration d'une langue (en réalité sa bâtardisation) par emprunts extérieurs entraîne inéluctablement une perte du génie propre du peuple qui la parle par le biais de la subordination culturelle de la classe dominante qui devrait plutôt être " comparable à l'aristocratie cultivée de la France du XVIIIe siècle ". Ce serait le cas de l'allemand contemporain dont on signale les emprunts nombreux au français (sic) dont seraient coupables les grands médias. Or, selon M. Diéguez, le génie de la langue française résiderait " dans l'assertion que jamais aucun dieu n'a existé ailleurs que dans l'encéphale de ses adorateurs ; mais seule l'Allemagne peut féconder la question qui en découle : " Comment se fait-il que les hommes les plus éminents aient cru en l'existence des divinités de leur temps ? " ". Il fut un temps où un certain schématisme " trinitaire " avait mauvaise presse. Voilà que l' " aristocratie " de la France est généreusement mise au rang des guerriers et celle de l'Allemagne à celui des prêtres sans qu'on nous dise plus clairement qui tiendra le rang du serf ! Au nom de la construction européenne donc, la France est conviée à aider " l'Allemagne à prendre conscience de la nécessité de sauver son identité linguistique ". Apparemment, une certaine philosophie " pitre " en rêvant des crépuscules des dieux toujours remis en scène par les même faux intermittents du spectacle sont instinctivement prêts à replonger dans la nuit et le brouillard en entraînant les autres à leur suite.

 

Nous laisserons de côté ici la fausse conception de l'unité diachronique et synchronique des langues. En Allemagne plus que dans tous les pays qui se sont donnés des académies pour stabiliser et régenter les usages linguistiques, plus encore qu'en Angleterre pays dans lequel ni la Bible de James, ni Milton ni le puritanisme victorien n'eurent jamais raison de la vitalité chaucerienne, la richesse de la langue et de la culture ne peuvent se réduire à la formalisation et la sacralisation d'un idiome régional choisi parmi tant d'autres par des concours de circonstance historiques. Ce choix procède toujours selon des mécanismes liés au rayonnement économique et  politique ou à la supériorité militaire plutôt qu'à des facteurs purement linguistiques. Le toscan ne s'imposa sur toute la Péninsule italienne que grâce à l'unité de l'Italie malgré de vibrantes expressions culturelles qui à différentes époques émanèrent du vénitien ou du sicilien. Goldoni n'écrivait pas en toscan standard ni même Manzoni à ses débuts ! Quand à Lessing son projet d'opposition au classicisme français tenait aux échecs des tentatives d'unification allemande menées par l'empire des Habsbourg, Plus tard lorsque cet empire fit définitivement long feu du fait de l'affirmation de la Prusse dès 1871 bien avant le traité de Versailles et le dépeçage wilsonien, la tentative de renouveau de Lessing fut récupérée par des individus que l'humaniste allemand aurait nul doute récusés avec dédain. Ce que cet article met en cause, ce qui en tout état de cause mérite d'être discuté sans fard, peut se résumer à trois questionnements : quel lien y a-t-il entre " génie " et " divinités " ? Quelle est la nature du génie allemand (ou de toute autre langue) ? enfin, quel doit être le devenir de ce " génie " allemand (ou du génie linguistique de toute autre langue) ?  

 

1) Le génie doit-il mener inexorablement à la croyance en des " divinités ", qui plus est, des divinités si peu évoluées et de bon goût qu'elles ne pourraient concevoir de relations avec les hommes que par l'entremise d'une " aristocratie "  supposément cultivée et qui donnerait les preuves de cette haute culture en oeuvrant inlassablement pour la ré-instauration d'une société de caste ? (ce qui en l'occurrence ne fait pas de ce Diéguez un monstre d'originalité par les temps qui courent.) . Au début du vingt-et-unième siècle, crise aiguë d'un capitalisme globalisant cherchant à substituer le retour " éclairé " vers un esclavagisme moderne pour le nécessaire dépassement de la productivité comme forme d'extraction de la plus value par la compréhension scientifique mais avant tout éthique de la plus value sociale, il faudrait revenir à marche forcée vers les cauchemars baignés de sang et d'eau diversement bénite caractéristiques de la préhistoire humaine ? Il s'agit ici véritablement de guerre de classe. Mais au moins depuis Sun Tzu, on sait que cet art de la guerre juge subtil de cacher ses drapeaux et ses troupes. Ils parlent du drapeau pour mieux salir le drapeau : évangiles ou Mao ? Ce qui n'est jamais expliqué c'est pourquoi se sont justement ceux qui sont constitutivement sourds comme des pots face aux messages dignes d'êtres entendus sans salir l'espèce humaine dans son intégralité qui discourent à longueur de journées sur " les " divinités, moyennant salaires et positions ! Dans mon Pour Marx, contre le nihilisme, j'ai tenté d'alerter sur l'illusion de ceux qui, instrumentalisant une vision manichéiste d'emprunt fort à la mode par les temps qui courent, partagent consciemment ou inconsciemment avec les criminels endurcis la conviction d'être personnellement prédestinés à être " par delà le bien et le mal " dans une pathétique annihilation consentie de leur " for intérieur ". Et bien entendu sans jamais craindre le moins du monde le ridicule qui est le propre des présomptueux. Althusser, méfiant comme on sait envers ce Saint Bernard des pauvres Guiton croyant le relancer in extremis, avait savamment et courageusement démonté et fait voir les mécanismes socio-politiques de la surdétermination.(1) Des va-nu-pieds intellectuels ont cru pouvoir dénigrer Althusser. Mais du moins, depuis Marx et Ernst Block, qui peut ignorer l'analyse historique mettant le génie ou le dirigeant en tant qu'" individu " historique au cœur d'un processus collectif dont il n'est le porte-parole arrivé à point nommé qu'en autant qu'il n'usurpe pas ce rôle à des fins personnelles ? Les histoires post-calvinistes de " charisme " ne sont que des séquelles de crises wébériennes contre lesquelles le soleil italien lui-même reste impuissant et qui ne se résolvent que par les meurtres trop réels contre l'intellect (souvent à coups de crosses de fusils pour être exact) qui président à la mise en place des sempiternelles démocraties de Weimar, ces avatars emblématiques de l'échec menant inéluctablement vers des échecs plus sanglants encore. Le seul charisme qui vaille n'est-il pas le charisme qui enseigne en acte le devenir comme dépassement du besoin infantile de s'accrocher aux basques de quelconques " grands hommes " (viz. Brecht dans son Galilée), autrement dit le charisme naturel à l'espèce humaine incarné par le pédagogue se mettant à l'école de ses pupilles pour enfanter la connaissance avec eux, plutôt que contre eux, malgré l'éclosion historiquement conditionnée de quelques Alcibiades ou de quelques autres voleurs archétypaux en habits de prêtres ou de juges ? La démocratie vraie, dès lors qu'on veut la revêtir du treillis militaire, n'est-elle pas toujours contrainte de proclamer le mot d'ordre " Feu sur le quartier général ! " ?

 

2) A l'instar du génie de tous les autres peuples, le génie propre de l'Allemagne (ou de l'allemand ?)  réside-t-il dans la capacité de ses faux prêtres bassement auto-sélectionnés qui s'emploient besogneusement à forger des mythes ayant peu ou rien à voir avec l'histoire et l'évolution des peuples de langue allemande ou bien plutôt dans la version qui de Müntzer à Goethe, de Hegel à Marx, des espoirs déçus de 1848 à ceux trahis de 1919 et, de nouveau, de 1953 (a) voit l'émancipation de l'humanité entière comme le complément obligé de l'émancipation du prolétariat allemand, c'est-à-dire de l'émancipation de tout le peuple ? Les férus d'herméneutique verront un heureux présage dans la fracture anti-exclusiviste des interprétations rabbiniques qui les unes s'attachent à proclamer leur message à une minorité jusqu'à la fin des temps et d'autres au contraire à l'ensemble des hommes pour l'éternité. Les premiers sacrifient souvent la compréhension et la vérité historiques et morales de leur " message " pour l'illusion de la possession en propre de contenants figuratifs ingomineusement refabriqués au goût du jour ; les autres, sans savoir vraiment aboutir, savent d'instinct s'ancrer dans une réalité humaine plus vaste et plus fraternelle. L'anthropologie et le matérialisme historique, avant d'être redissous dans des mémoires d'outre-tombe ressassées avec une désarmante ambiguïté qui n'a d'égale que sa genèse d'origine chez un Chateaubriand pérégrin muté soudainement en pèlerin attardé, avaient pourtant su ouvrir de nouveaux pans de la préhistoire humaine susceptibles d'en éclairer la marche historique. Quoiqu'il en soit aucun de ces retours ne sera de longue durée sans la spoliation préalable des idiomes critiques de la démocratie vraie, au rang desquels il faut compter les services publics et publiquement gratuits car assumés collectivement et en tout premier lieu l'éducation publique. Pour ce qui est de la spoliation de l' " esprit " humain lui-même, Nietzsche, ce pur produit de la haine culturelle, avait bien compris qu'elle ne pourrait être possible que par la voie de la destruction préalable de l'humanité actuelle et le développement conscient d'une post-humanité (ce que la dialectique de la nature semble interdire a priori ainsi que le montrent les mécanismes inhérents aux télomères mais aussi les spéculations informées d'un  Monod sur les lendemains possibles d'un hiver nucléaire : le cancrelat est-il l'avenir ou l'ancêtre immédiat du post-homme, le commun des mortels sachant pour sa part continuer à partager plus de 90 % de son patrimoine génétiques avec les singes et un pourcentage toujours honorant avec le reste du monde naturel ?)  La dernière chose dont le monde ait aujourd'hui besoin c'est bien de nouveaux prêtres. Les prêtres originels lorsqu'ils ne furent pas assassinés pour faire place à une royauté supposée de " droit divin " se sont fondus dans la masse et aucune manipulation génétique ne les fera revivre à loisir, tant il est vrai que même un " coup de dé n'abolira jamais le hasard ", cet hasard si cher à un généticien éclairé comme Jacquard.  Aujourd'hui, le " prêtre moderne ", comme le " prince moderne ", fait appel à la neurologie, au matérialisme historique, à la psychoanalyse que ces sciences informent et, bien entendu, à la planification démocratique de toutes les structures matérielles et mentales nécessaires à la création et au soutien des conditions matérielles propices à l'épanouissement humain. Les faux prophètes ont raté le coche malgré leur enthousiasme victorieux quelque peu précipité au lendemain de certaines manifestations de Leipzig dont les conséquences en chaîne furent loin d'être librement choisies par la majorité : rien n'est au fond aussi également partagé que l'esprit, le propre de l'homme, la fin de l'histoire étant généralement saluée avec trop de précipitation. Ce qui est heureusement plus rare c'est la corruption indécrottable sinon irréversible de quelques esprits en particulier. Les reproches mérités envers le " socialisme réel " relèvent moins de la " liberté ", concept politique par excellence qui se conjugue mal avec un exclusivisme formel, que de l'incapacité de ce type de régime de préserver les espaces d'émancipation relevant strictement de la sphère privée, voire intime. Ces espaces ne sauraient exister concrètement pour l'ensemble des individus composant toute société humaine s'ils ne sont pas soutenus ou reproduits collectivement. Le capitalisme, dont l'orwellianisme anglais n'est qu'une expression du stade ultime et le Homeland security un début de réalisation, aborde aujourd'hui de plein front la destruction volontaire de ces espaces privés avec une barbarie que le communisme réel ne pouvait, par définition, même pas admettre officiellement, si bien que si le communisme est mort, on entend déjà les quelques vivants ayant échappés intactes au naufrage crier avec plus de conviction que jamais : " le communisme est mort, vive le communisme !"

       

3) Dans un monde dominé par le capital-savoir aux mains de Murdoch et compagnie, qu'elle doit être la place de l'allemand en Europe ? L'Europe a-t-elle besoin d'une seule langue véhiculaire pour établir et consolider sa place dans le monde ? Quelle langue l'Europe devrait-elle privilégier en sachant que toute langue n'est que la formalisation orale et écrite de l'ensemble des idiomes exprimant les dialectiques en cause dans les relations humaines ? La force de l'Europe en la matière a toujours été sa diversité : le projet européen ne peut être que l'affirmation institutionnelle de la tendance dominante de son développement historique, à savoir le développement d'une culture éminemment européenne, liée à l'héritage des Lumières, qui permettrait à toute langue dominante ou minoritaire, européenne ou mondiale, de participer à la longue marche commune vers l'émancipation.  Alors que les scientifiques du CERN, en héritiers du Père Mersenne, mettaient au point les protocoles de communication propres au Web, d'autres, anticipant Gates et les virtualités d'Echelon, suivaient MacNamara et le général Taylor et plus rarement Minsky dans le développement puis la massification d'un réseau de communication nodal à mettre à la disposition des centres de commandement et de contrôle militaires capables de survivre à des attaques ciblées et massives. Ce pseudo-progrès social sous dominance du militaire et sa culture du secret et de la hiérarchie militaires ontologiquement antidémocratique doit être dénoncé et combattu. Il porte en lui le retour à une barbarie de caste cherchant à faire l'impasse à n'importe quel prix sur l'évidence statistique (Sola Price) de l'accélération du développement scientifique humain liée à la scolarisation démocratique de masse des descendants du jeune élève de Socrate, celui-là même à qui on doit la vulgarisation assistée d'une formule du carré abondamment utilisée par tous les Oracles, les Pythagoriciens et autres descendants spirituels des Imhotep inspirés ou ouvertement séculiers dotés d'une inclination authentiquement pédagogique. En aucun cas, il ne faudra permettre que l'incapacité du capitalisme en soi et, à plus forte raison du capitalisme moderne transformé pas les nouvelles technologies informatiques et par l'évolution des télécommunications, ne se résolve par un paupérisme mono-linguistique qui pour l'heure ne pourra être que l'anglais, un anglais de surcroît faussement américain et philo-sémite Nietzschéen, en attendant d'être entièrement cagoulé. (b) Si l'UE a un besoin vital de s'appuyer sur l'axe franco-allemand, ou de préférence pour des raisons d'équilibre interne sur un axe franco-italo-allemand, cela teint simplement à l'obligation de développer des " médiations " susceptibles de soutenir les tendances les plus en phase avec les intérêts conjoints de toute la Communauté tout en disposant des possibilités institutionnelles et concrètes d'éviter des dérives particularistes nuisibles à l'ensemble. Mais il y a un abysse entre la nécessité historiquement datée de ces médiations et l'expression farfelue d'un quelconque destin d'une quelconque caste. Rosa Luxemburg traduisant spontanément Jaurès pour le bénéfice des camarades de langue allemande ou les mineurs solidaires mis en scène par Renoir malgré ou à cause de l'occupation de la Sarre incarnaient davantage l'esprit de ces médiations à leur meilleur que le caractéristique rêve de régression infantile, entretenu par tant d'éternels " serviteurs domestiques " intimement infériorisés, dans la restauration d'une "aristocratie " auto-désignée sans doute du fait de leur impossibilité névrotique de concevoir leur propre affirmation dans autre chose que le meurtre rituel d'autrui plutôt que dans le dépassement de la misère morale des supposés " maîtres " et, accessoirement, " philosophes " .            

 

La question vitale qui émerge naturellement des élucubrations qui, n'en doutons pas, suivront immanquablement les profondes pensées de Diéguez avec autan d'entrain que les rongeurs proverbiaux le flûtiste dansant, est la suivante : qui a aujourd'hui intérêt à entraîner une nouvelle fois l'Allemagne vers un destin exclusiviste pourtant révolu et qu'en tout état de cause elle ne pourrait plus assumer ni régionalement ni globalement, à l'heure où les Allemands et le reste du monde découvrent avec horreur et étonnement que les racines de l'exclusivisme en général sont bien plus complexes qu'on ne veut généralement l'admettre ? Qui veut du bien à l'Allemagne et aux Allemands (ainsi qu'à la vieille et toujours jeune Europe ?) Qui a peur de la charge émancipatrice et anti-impériale de la fin de la culpabilisation transversale faisant fie de l'histoire de la lutte des classes de l'Allemagne et de tous les peuples " élus " ou pas ? Plus précisément, il aurait-il un réel problème concernant le choix des langues officielles de l'Europe, du fait de l'élargissement ? Les traductions simultanées feront pourtant bien l'affaire et l'enseignement systématique de plusieurs langues étrangères ferait naturellement plus que le reste, moyennant quelques programmes d'échanges scolaires judicieusement généralisés. Au niveau même de l'efficacité du fonctionnement des institutions européennes ce qui fait problème ne relève en rien de la multiplicité et de la richesse des langues européennes mais plutôt de l'organisation de certains organigrammes et des relations institutionnalisées du pouvoir qu'ils entérinent puisqu'ils doivent permettre un réel tour de table parmi des décideurs se concevant comme des égaux. C'est ce qu'a dit en partie le projet de Constitution européenne. Au-delà, ce qui est en cause, ce sont les mécanismes permettant au peuple de prendre part aux décisions ou, du moins, aux mécanismes européens de contrôles démocratiques visant à en préserver le caractère social et progressiste. Au demeurant, le cœur du rayonnement d'une langue n'est pas forcément lié à la langue de sa diplomatie mais au contenu de celle-ci. Ce contenu n'est qu'une outre archaïque et vide s'il ne repose pas sur la démocratisation des procès de création et production de la langue et de la culture (éducation etc.) et sur la collectivisation et la socialisation de ses moyens de diffusion et d'échange. Il n'y a pas, il n'y eut jamais de MittelEuropa monolithique incarnant un Saint-Empire germanique, fut-il philo-sémite et nietzschéen. Mais il pourrait par contre y avoir un rayonnement extraordinaire des idiomes allemands, ceux contenus dans l'émancipation de son prolétariat, y compris, aujourd'hui, celui de son prolétariat culturel dépossédé par une conception crassement bourgeoise et individualiste de la propriété intellectuelle (voir mes Notes sur la " Lettre à tous ceux qui aiment l'école ") une émancipation provocant et s'appuyant sur celle des autres prolétariats d'Europe et plus largement du monde. Faire des lubies institutionnelles substituées inutilement aux médiations appropriées des a priori revient à changer la proie pour l'ombre. Une ombre portée ptolémaïque qui s'allonge inéluctablement jusqu'à sa soudaine disparition par manque de soleil et, sans doute également, par manque d'un peu du sel marin contenu dans l'Iliade et l'Odyssée et leurs ancêtres mythologique coutumiers des routes d'or d'Afrique, des routes de la soie d'Orient en passant par les routes du fer de Thulé! La vocation de l'Europe ne saurait être autre chose que l'affirmation des conditions d'existence et d'épanouissement de toutes les langues et de tous les peuples qui la composent, incluant bien entendu toutes les langues et les cultures du monde qui ont fertilisé son devenir propre, quel que soit par ailleurs les médiations concrètes conjoncturellement nécessaires du fait de la constellation internationale des forces épaulant ou faisant obstacle à cette émancipation générale à un moment donné. De fait, quel langage se croirait-on fort d'écarter ? L'espagnol ? L'italien ? Le grec ? Le basque ? Le finlandais même pourrait enseigner plus de modestie et de curiosité démocratiques.

 

Les langues participent de la vie et en partage l'exubérance et la vitalité. Elles peuvent s'enticher de civilisation et de raffinements mais inévitablement sombrent dans les pires évanouissements lorsque l'on s'acharne à vouloir les affubler des corsets réducteurs de castes. Les langues, à l'instar de tous les idiomes humains, vivent en objectivant le monde et en faisant de cette objectivation le point de départ d'un devenir nouveau. On peut si l'on veut critiquer le franglais ou son équivalent allemand (l'italien fait pire aujourd'hui jusque dans sa prose officielle et cultivée pourtant déjà suffisamment ampoulée et jargonnante sans cet apport en invraisemblable chapeau melon et parapluie plus souvent encore en foulard luckylucianesque). En partie, la réaction tient au fait qu'une langue véhiculaire d'une culture préfère généralement saluer sa créativité dans les raffinements, les jeux d'esprit et les combinaisons qu'elle permet en elle-même, plutôt que dans l'emprunt de sens exogènes charriés par des mots qu'elle n'a pas encore eu le temps d'intégrer. Au minimum toute langue est une lingua franca pour ses locuteurs et suppose un minimum de stabilité, par conséquent un minimum d'autorégulation. Parfois la réaction est épidermique confondant sémiologie et sémantique. Par manque de preuve substantielle, certains ne sont-ils pas toujours portés à faire de la surenchère et à confondre le médium pour le message, la bouteille pour l'eau de vie, l'arche pour les Tables de la loi et ainsi de suite en oubliant jusqu'à la sagesse populaire qui enseigne que même en leur cassant les dites tables sur la tête rien de définitif ne saurait être acquis ? Cela tient au fait que la vie intelligente, que le langage humain qu'elle présuppose, tiennent à leur dialectique de la nature spécifique ainsi qu'à la prunelle de leurs yeux, justement pour préserver leur devenir et leur conscience de soi. Cependant aucune langue ne peut se développer sans apports étrangers : le problème consiste à savoir quels sont les mécanismes de classe qui président à l'intégration de certains " termes " et de certaines significations plutôt que d'autres. Par exemple, quoiqu'en ayant partiellement raison, Etiemble ne convainc pas entièrement, justement parce qu'il fait de la langue le seul " idiome " du franglais, qu'il en ignore la genèse dans l'histoire de la lutte des classes (internationalisme prolétarien spontané de la jeunesse inclus au même titre que multinationalisation des entreprises ). C'est pourquoi il réduit les fulgurances littéraires et poétiques d'un Rimbaud à de simples jeux d'un gamin doué. Or, peu importe ce que Rimbaud, fréquentant Izambard ou Verlaine ou tant d'autres, pouvait savoir des conceptions archaïques sacralisées à tort concernant les sens intrinsèques ou permutés d'alphabets possédant des consonnes ou pas, il se plaçait plus naturellement qu'un autre au carrefour de l'histoire et indiquait même la voie à suivre avec une aisance inégalée, ce que les surréalistes comprirent sans avoir besoin de plus amples démonstrations. Certains s'acharnent encore à vouloir replonger Rimbaud dans l'eau bénite imaginée par sa pauvre sœur dans l'espoir aussi attachant que risible de préserver sa postérité. Or, qui peut nier que la langue nouvelle forgée par Rimbaud n'aurait pu être sans celle, chargée de contenus de H. Heine qui voyait par dépit l'avenir de la poésie dans l'habileté à écrire un cantique à la gloire de la pomme de terre, au point que Marx en abandonna ses essais de jeunesse leur préférant en définitive la poésie en acte de son travail et de sa pratique théorique ... et laissant le soin à Rimbaud de réaliser les vœux de Heine dans son " ce qu'on dit au poète à propos de fleurs ". Est-il possible de concevoir " les Mains de Jeanne-Marie ", " Paris se repeuple " et jusqu'au " Obscur et froncé comme un œillet violet " (in Les Stupra)  sans la charge d'émancipation révolutionnaire et communarde qui nourrit son enfance et son adolescence ? (L'hébertiste Verlaine ne fut-il pas l'élève de Louise Michel, ce qui ne peut guère tromper sur les antécédents et les influences ni sur les inspirations poétiques). Et peut-on concevoir des poèmes tels que " Villes " ou l'ensemble des " Illuminations " sans l'expérience des bouleversements imposés aux paysages et aux manières de voir par la révolution industrielle anglaise, expérimentée de première main, sans carapace superflue et sans œillères ? " Le bateau ivre " n'est-il pas un hymne à la libération humaine découlant de la circumnavigation chantée par Marx dans le Manifeste, ainsi qu'un cri pour en déplorer les aspects avilissants et prédateurs que leur imprimait le capital marchand ? L'exemplaire " Saison en enfer " n'est-elle pas l'analyse impitoyable des efforts émancipateurs investis par Rimbaud lui-même, parlant par conséquent consciemment aux nom de tous ses camarades proches ou lointains en butte à la féroce répression des classes dominantes et du poids de la réalité elle-même, celle-là même que Mallarmé choisira de dépasser par un surplus d'esthétisme symbolisant, qui du fait de la défaite politique et artistique ne pouvait mener qu'à la folie causée par le désespoir, au renoncement servile ou à un retrait raisonné sachant préservant pour les autres et pour de meilleurs jours les enseignements qui pouvaient l'être ? Diéguez prétendrait-il voir moins d'héritage allemand dans un Rimbaud qu'il ne voit d'esprit allemand chez Goethe du fait qu'à l'opposé d'un Steiner (c) il n'a cure de l'esthétique en spectre de lumière du créateur inspiré de Faust ? Dans quelle " langue " interprèterait-il les lithographies müntzériennes d'un Dürer protestant contre le massacre des paysans par les princes ? Conçoit-il le système philosophique et éthique d'un Kant sans l'apport scientifique d'un Newton oeuvrant sur les avancées de Tico, Kepler et de tant d'autres, tout en préservant l'esprit libertaire des yeomen anglais qui impressionna tant Marx ?

 

De fait, on comprend mal de quelle Allemagne Diéguez veut parler. Il est vrai que les efforts de l'école historique italienne visant à replonger l'histoire nationale des " Etats " européens au sein de leur histoire régionale et mondiale plus vaste s'impose trop lentement malgré l'héritage incontournable de l'école des Annales et de l'historiographie moderne (en tout cas jusqu'aux années quatre-vingt !). Ni l'Allemagne ou l'Autriche, ni la France, ni l'Italie, ni l'Espagne et l'Angleterre, ni aucune autre nation européenne après 1648 ne se comprend autrement qu'à travers son histoire commune avec les autres Etats-nations formalisée en grande partie par l'histoire de la balance du pouvoir et par l'affirmation de la prévalence de la responsabilité humaine au détriment de toute autre autorité scientifique ou religieuse extérieure ou incompatible avec elle. Diéguez critiquant le soleil " italien " de Goethe est-il capable de concevoir l'histoire des peuples de langue allemande sans Luther et Müntzer ou sans Hegel et Marx ? Et comment proposerai-t-il alors de comprendre la genèse des idées des deux premiers sans l'impact libérateur du cistercien en rupture, Joachim de Flore, voire de Boccacio ? Ou encore celles des deux autres sans référence à Vico voire à Pico, à Ficino et à Machiavelli ? Passer par les œuvres portant sur la Renaissance pondues par quelque professeur suisse comme le fit Nietzsche sans étude un tant soit peu approfondie des originaux (ne serait-ce qu'en traduction) et de leur contexte historique et culturel, est-ce vraiment digne de la philosophie nouvelle ou ancienne ?

 

Sans doute que Diéguez serait embarrassé de dire explicitement au nom de quelle Allemagne il prétend parler. On sait cependant au nom de quelles " idoles " véritablement dignes de respect il parle : il s'agit tout bonnement des fantasmes vénaux conviés à la guerre de classe et qu'il définit lui-même comme les " divinités de leur temps " selon une vielle habitude nietzschéenne prête à proclamer la mort des Dieux pour les surhommes et la création de nouvelles idoles à usage populaire. Don Quichotte et Pancho également proclamaient la mort des idoles des temps passés détrônées par l'afflux inflationniste de l'Or d'un Nouveau monde que seul un Las Casas avait su voir pleinement, mais ils n'étaient atteints ni du " mal français " ou " anglais ", voire " allemand ", ni par les effets secondaires dévastateurs des remèdes post-Paracelse visant à le soigner par le mercure, ce vif-argent voleur d'esprit ! Diéguez peut-il à ce point être insensible à la culture européenne d'un Shakespeare dont le langage somptueux illustre magistralement l'intégration réussie de multiples langages dans toute langue qui se respecte, un processus que Joyce cherchera à illustré jusqu'à l'outrance dans son Finnegans Wake ? Pourtant, la lecture du barde anglais reprenant et modernisant certaines métamorphoses antiques ( dans Songe d'une nuit d'été et dans Une tempête en particulier) aurait pu le dérider et le rendre moins emblématiquement " sombre " et imbu de ces certitudes de classe !  Qui voudrait offrire une calotte flottante à ce drôle (d) avant qu'il ne finisse par entonner le chant liturgique d'antiques messes noires à la lueur des flambeaux et au son de cymbales, sans doute dans une version " soft " et philo-sémite post-aryenne ! A moins que chaque partie ne perde son âme, s'il devait y avoir " collaboration intellectuelle entre la France et l'Allemagne " elle ne saurait en aucun cas porter sur la perspective de domination de la " pensée mondiale " offerte par Diéguez, surtout si cette pensée doit avoir pour fins avouées d'appartenir " à une anthropologie en mesure de demander à l'humanité de demain pourquoi l'humanité se croit conduite et protégée (sic) dans le vide par des personnages imaginaires. ". En rendant opératoire le " zéro ", nos ancêtres rendaient magnifiquement compte de leur intuition que le vide n'était pas un " néant ". Diéguez parle du " vide " dont il prétend nous éviter les embûches comme s'il en avait une connaissance avérée même au plan de prolégomènes alors qu'il montre aussi tôt, avec une caractéristique outrecuidance de dévot indifféremment aveugle, de quelles " divinités " éphémères et utilitaires il nous convie à le meubler. De quoi le vide pourrait-il avoir horreur, en effet ? N'en déplaise à Diéguez et aux siens, ils me semblent vouloir usurper un projet pour lequel ils n'ont pas de connaissance particulière tout en excluant d'office son initiateur objectif et moderne dont on feint  même d'ignorer la simple existence puisque, pour le dire avec Vico, ils n'ont participé en rien à son enfantement moderne et ne peuvent par conséquent pas le " connaître " selon le principe de la conversion verum/factum, à moins évidement d'avoir vocation de faussaires ; ne leur en déplaise, l'ordre du jour n'est plus aux " führers ", " duci " et " caudillos ", petits ou grands, fussent-ils philo-sémites, mais plutôt à l'autodiscipline propre aux êtres libres et responsables d'eux-mêmes dont les infrastructures routières (de tout temps largement publiques) et le code de conduite aisément accessible, sauf exception, à tout adulte consentant, constituent une première ébauche figurant le respect mutuel et la convivialité assumée.

 

Paul De Marco

Copyright 03-08-2003

 

Notes:                

 

a) Contrairement à un Günter Grass qui semble toujours instinctivement porté à confondre les registres. A l'opposé d'une Virginia Woolf intimiste, ce dernier croit qu'il est de sa vocation, voire de sa prédestination, de toujours trouver une " petite veine cachée " non pas à offrir mais à exploiter en public, quitte ensuite à déplorer les " unifications intempestives " tout en s'en félicitant en secret, preuve d'une compréhension peu approfondie de Bertolt Brecht. La  Treuhandanstalt détruisit la démocratisation et la socialisation de la culture allemande de l'Est et de l'Ouest plus encore qu'elle ne détruisit la collectivisation de la métallurgie et des autres infrastructures publiques des deux Allemagnes : ce que le camarade social-démocrate quelque peu wébérien, Grass n'a jamais vraiment eu le courage d'admettre, prisonnier malgré lui de son anti-communisme, malgré toutes ses critiques courageuses de la rapidité imposée par le Chancelier Helmut Khol. Le sort des intermittents et des précaires, par exemple, n'est-il pas à ses yeux une autre crise de Berlin aiguë révélant avec force les contradictions intimes du capitalisme contemporain ou faudrait-il croire que les " artistes " les plus cotés dans l'immédiat sont des albatros dont les ailes de géant etc. etc. etc. ...Jadis on savait chanter des cantiques à une toute autre Roselein et à une toute autre Jeanne d'Arc.

b) Qu'a de commun l'américain sériel à usage commercial et publicitaire avec la langue de Paine, de John Brown, de Mark Twain, Steinbeck et Hemingway ou même d'un Emerson parfois compris de travers dans ses élans vitaux ? La langue " littéraire " grand public issue des écoles d'écriture de New York après que les ravages du maccarthysme eurent décimé les personnes et les structures de l'Union des écrivains créée par le New Deal, qu'est-elle sinon le véhicule de cette dépolitisation de masse qui s'attache à enfiler deux pages et demi, maximum trois, pour préparer l'avènement de " punch lines " aussi surprenants, originaux et authentiques que des élections présidentielles américaines ? Tatline, Malevitch, voire un Picasso ou un Proust avaient une inclination naturelle à restituer l'art à leur véritable créateur collectif. Imagine-t-on Basquiat sombrer dans le vertige des " séries " soporifiques et prétendre loger au " Grand Hôtel " (à l'occasion rebaptisé Chelsea pour rester, littéralement, dans le " vent ") ; imagine-t-on que le Guggenheim ou le MOMA sont des supports plus évidents de cet art là que les carrosseries de wagonnettes peinturlurées " day glow " ou encore que le design massifié à l'usage de médias comptant Hughes pour un de leurs patrons en attentant Murdoch et d'autres du même calibre esthétique et moral? A moins qu'il ne faille admettre, tel un Céline américain proche de l'overdose et peu soucieux de traverser nulle Manche en pastichant Jules César, que la culture moderne comme la littérature en flux dé-conscientisés s'exprime désormais par de tous autres orifices adaptés pour les besoins de la cause et largement diffusés - parfois sur de serviables rouleaux de papier! Là encore, il semblerait qu'un abysse séparât le design et la création à des fins commerciales et l'art comme un idiome, certains iront même jusqu'à prétendre, le médium privilégié, capable de célébrer sinon l'émancipation humaine, du moins les possibilités d'en partager les avancées acquises comme autant de " phares " éclairant la nuit.

c) Contrairement à tant de crédules vénaux ou sincères parmi les contemporains, Steiner (lu tout dernièrement sur Internet) fut un grand étudiant de Goethe au début du siècle dernier qui s'avouait médiocrement impressionné par Nietzsche. Il était évidemment à la recherche d'une approche objective des problèmes résumés par l'emploi du terme " esprit " (encore que d'une objectivité simpliste par défaut de possibilités techniques et classiste par choix faussement obligé par souci de démarcation avec une conception primitive de l'athéisme). On ne peut pas dire que les scientifiques actuels aient eu l'intelligence et la présence d'esprit de perfectionner et de moderniser son approche. Quant aux militaires, comme les faux prêtres de toujours, ils ont collectivement trop peu d'esprit eux-mêmes pour être en rien utiles. On les a vus par exemple en Italie utiliser des larbins dûment diplômés et placés pour faire tourner des tables (pragmatisme américain oblige, le tout en mettant sur pieds et en généralisant les tables d'écoute sans jetons qui servent aujourd'hui Berlusconi et sa troupe !). Le Vatican et ses superstitions ne sont rien à côté de cela. Mais d'autres encore veulent reconstruire des temples imaginaires voués à l'éternel Veau d'Or au prix d'une guerre de civilisation globale et permanente.

d) En restant poli et en offrant la courtoisie d'une critique franche, directe et argumentée, quel qualificatif un marxiste pourrait-il utiliser pour décrire ce genre de "philosophe " argumentant pour le retour d'une aristocratie ? Le terme " pitre " est pour moi un concept précis, comme on sait. Prenez " drôle " pour un synonyme. Quant au sens étymologique du terme, il serait dans ce cas sans doute trop flatteur et en tout cas visiblement inadéquat pour un tenant de la crédulité posée comme pierre de touche de la " philosophie " !

 

*article reproduit ici par respect pour son auteur auquel je ne désire rien imputer qui ne puisse être retrouvé dans son texte ainsi que par respect pour les lecteurs éventuels de cet essai. L'article utilisé ici parut dans l'édition électronique du 02-08-03. J'invite à consulter l'original sur le site du journal Le Monde.

 

1) j'ai originalement utilisé le terme " prédéterminé " mais ceci constituait un mauvais jeu de mot qui trahit quelque peu l'esprit d'Althusser.

 

point de vue

Langue, culture et civilisation, par Manuel de Diéguez

(LE MONDE)

 

A l'heure de l'effacement politique de l'Italie du traité de Rome, la construction de l'Europe appelle un rééquilibrage en profondeur de la vie culturelle et surtout intellectuelle du Vieux Continent.

Dans ce contexte, le drame le plus caché, et assurément le plus dangereux, dont souffre la civilisation européenne est le naufrage inaperçu de la langue allemande. Si la nation de Goethe et de Schiller perdait son identité linguistique, la France serait bien incapable de revivifier à elle seule la vocation à l'universalité qui a marqué les conquêtes de l'intelligence qui fait la grandeur civilisatrice du Vieux Monde. Toutes les langues n'accèdent pas au rang de "langues de culture", comme on dit à tort, c'est-à-dire précisément à la capacité rare et privilégiée de dépasser le statut de l'outil "culturel" chargé d'assurer la communication journalière et banale entre les membres d'une communauté.

Pour que des créateurs s'emparent d'un idiome et lui donnent la gloire d'enfanter des feux inouïs, il faut une civilisation. Celle-ci n'est pas le fruits de la grammaire, mais des exploits des incendiaires dont le génie arrache des œuvres durables aux sables de l'oubli. Mais encore faut-il laisser aux voleurs de feu le terreau de l'idiome d'une nation. La langue allemande va-t-elle capoter pour avoir détruit ses souches ?

Prenez le résumé en deux pages de la presse française du jour précédent, que l'ambassade d'Allemagne diffuse quotidiennement à ses abonnés sur Internet. Pour le 17 juin 2003, vous trouverez des Chancen (chances), des ignorieren (ignorer), des Klientel (clientèle), des fragil (fragile).

Pour le 19 juin, vous découvrirez des Korrektur (correction), Image (image), Gest (geste), exilieren (exiler), Debat (débat), Radikalisierung (radicalisation), pratikabel (praticable), Resistance (résistance), offensiv (offensif).

Le français est devenu le bas latin d'une Allemagne : toute la presse use d'un langage inaudible aux oreilles des écrivains. Une nouvelle classe "cultivée" se donne le rang et les prérogatives d'une cléricature censée détenir les armes d'une caste de l'intelligence et du savoir, donc jouir des privilèges qui s'attachent à des enjeux de pouvoir. Une langue dont la gloire semblait acquise se saborde sous nos yeux. Pour cela demandons-nous pourquoi Goethe fut le premier, puisqu'on lui doit précisément le remplacement du mot Spaziergang par "promenade".

La naissance de l'idiosyncrasie culturelle allemande n'avait pas étouffé le besoin viscéral de ce peuple de s'intégrer à l'Europe des lettres et de la raison. Pour l'auteur du Faust, l'Allemagne mettrait un siècle ou davantage à acquérir l'esprit qui lui appartiendrait en propre et qui lui donnerait une véritable culture. Lassé par le vain défrichage du désert de la germanité, il est allé chercher sa résurrection poétique en Italie.

Depuis lors, l'Allemagne est demeurée tragiquement privée d'une classe sociale comparable à l'aristocratie cultivée de la France de la fin du XVIIIe siècle, puis relayée au XIXe siècle par une bourgeoisie peu à peu dégrossie sous les amers sarcasmes de Baudelaire et de Flaubert. C'est pourquoi Goethe se présente à la fois en metteur en scène de l'identité civilisatrice de l'Allemagne et en premier fossoyeur de la langue encore intacte des Wieland et des Lessing.

L'Allemagne surmontera-t-elle sa frustration de fille tard venue de l'Europe des lettres et des arts, quand sa souffrance s'enracine dans une solitude sans égale ? Car si elle tente de retrouver son identité linguistique, elle éprouve le sentiment de s'enfermer dans un passé révolu ; et si elle s'imagine aller de l'avant et se désentraver, elle s'évanouit dans un monde étranger aux sonorités de son idiome natal. Entre l'enclos des origines et la prison d'un anonymat national, l'Allemagne est devenue le Robinson culturel de la planète. Si l'Allemagne ne reconquérait pas son identité linguistique, elle ne recevrait plus la semence des créateurs. On ne peut pas demander à un poète de s'exprimer en franco-tudesque.

Depuis vingt-cinq siècles, les vraies conquêtes de la civilisation sont iconoclastes, depuis vingt-cinq siècles, les semeurs sont des profanateurs, depuis vingt-cinq siècles, le génie est à l'école des terroristes de la logique. Une Europe pelotonnée autour de ses "valeurs" oublie qu'une civilisation ne repose pas sur le bon usage et l'utile jardinage des "valeurs".

Si l'Allemagne de l'intelligence retrouvait la parole, la sienne, celle de tous les jours, mais affûtée, aiguisée et mise à l'école des guerriers de la raison, l'Europe aurait des chances de retrouver le souffle transculturel des créateurs.

Une civilisation de la pensée est critique ou n'est pas. Seules, en Europe, la France et l'Allemagne recèlent dans les profondeurs de leur esprit national les promesses d'un engagement sur le front de bataille bimillénaire de l'intelligence critique.

Pourquoi l'Italie et l'Espagne n'ont-elles pas apporté leur contribution à la critique socratique de la connaissance, quand l'Angleterre de Hume, l'Allemagne de Kant et la France de Descartes ont armé une philosophie qui aboutira à une psychanalyse de la raison euclidienne elle-même ? C'est qu'à Rome et à Madrid le poids du sacré mêle le tragique à la joie de vivre et les parfums des dieux aux ténèbres de la peur. Les expérimentateurs de la nuit ne rôdent pas autour des autels.

Mais le génie de l'Allemagne s'est trouvé refoulé sitôt que le protestantisme s'est institutionnalisé à son tour. Si cette nation redevenait le géant intellectuel de l'Europe, l'Europe endormie dans le bercement des simples "cultures" redeviendrait le phare cérébral de la planète.

L'Allemagne demeure accueillante aux trésors du vertige que nourrit le savoir. Si Berlin la protestante s'alliait avec Paris, l'orpheline qui a négligé de labourer le champ de la raison ouvert par la loi de 1905 et qui se retrouve muette devant l'énigme de l'imaginaire, ces deux capitales seraient les pionnières de l'introspection térébrante du XXIe siècle ; et elles descendraient ensemble dans l'abîme de l'animalité humaine pour en remonter en Orphées d'une connaissance abyssale de l'homme. Tout y appelle ces deux nations, puisque le 11 septembre 2001 a fait basculer derechef la planète entière dans l'âge où les rêves théologiques se révèlent, comme au XVIIIe siècle, les clés de l'encéphale biphasé des semi-évadés de la zoologie.

Si la France n'aidait pas l'Allemagne à prendre conscience de la nécessité de sauver son identité linguistique, l'Europe n'aura plus sa place dans l'histoire de la pensée, parce que la France porte en elle l'assertion que jamais aucun Dieu n'a existé ailleurs que dans l'encéphale de ses adorateurs ; mais seule l'Allemagne peut féconder la question qui en découle : "Comment se fait-il que les hommes les plus éminents aient cru en l'existence des divinités de leur temps ?"

Si la collaboration intellectuelle entre la France et l'Allemagne ne portait pas sur cette question-là, leur collaboration politique se révélera stérile sur le long terme, parce qu'une civilisation vivante est un guide de la pensée mondiale ; et la pensée mondiale appartient à une anthropologie en mesure de demander à l'humanisme de demain pourquoi l'humanité se croit conduite et protégée dans le vide par des personnages imaginaires.

par Manuel de Diéguez

Manuel de Diéguez est philosophe et écrivain.

 

 

 

 

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